Je pense qu’il paraît évident à tous ceux qui ont passé un peu de temps au Japon, que le sens du commerce y est bien plus développé qu’en France, sans inhibition, voire sans doute outrancier pour certains. Affiches, pancartes et néons multicolores envahissant le paysage urbain, jingles assourdissants, camions publicitaires circulant dans les rues, hommes-sandwichs criant devant les boutiques pour attirer le chaland, cartes de fidélité à profusion, philosophie du client roi poussée à l’extrême, commerces ouverts quasiment 24h/24. On pourrait encore trouver de nombreux exemples..
Les formalités pour ouvrir son propre commerce et embaucher du personnel sont par ailleurs bien plus simples que chez nous, et les frais et coûts bien moindres. Ainsi, il n’est pas rare de voir des jeunes de 20 ans à peine, se lancer dans l’aventure. Est-ce que tout le monde en tire profit ? c’est une autre histoire et ce ne sera pas le sujet de cet article.
Nous nous intéresserons aujourd’hui aux coutumes qui entourent les ouvertures (新規開店 shinki kaiten, オープンパーティー open party) et les anniversaires (周年 shuunen) de commerces qui, comme vous vous en doutez, sont codifiées. Et pour illustrer tout ça, j’ai profité de l’ouverture de l’izakaya d’un couple d’amis.
Pre-open party de l’izakaya Aistuki (あい月)
Le 31 Janvier, j’étais donc conviée à la pre-open party d’Aitsuki.
Dans ce type de soirée, qui précède l’ouverture officielle, seul un nombre limité d’amis et de commerçants avec qui les propriétaires ou le gérant ont des affinités, sont invités. Cela n’a rien d’obligatoire ni de systématique, mais c’est une pratique néanmoins assez courante. En effet, cela permet dans un premier lieu de faire connaître son établissement : les bars et restaurants étant souvent situés hors de vue au Japon (en étage, en sous-sol, au fond d’une cour..) et très nombreux, le bouche à oreille y est indispensable. Mais c’est également l’occasion de faire les derniers tests sans trop de pression tout en obtenant des conseils et suggestions de la part de gens de confiance. Bien évidemment, les invités mangent et boivent à volonté sans rien n’avoir à débourser, ce qui garantit d’une part leur présence mais aussi leur indulgence en cas de ratés.
Depuis que je suis à Hiroshima, j’ai eu l’occasion de faire un bon paquet de pre-open party et vous vous doutez bien que ce n’est pas désagréable !
Je n’ai pas pu me rendre à la soirée d’ouverture officielle, mais y suis retournée plusieurs fois depuis.
A ce propos, il existe une pratique, qui peut paraître un peu loufoque, consistant à faire appel à des sakura. Non ! pas les cerisiers en fleur ! mais de faux clients (偽客) pour mettre un peu d’animation et donner l’impression que le restaurant a du succès. (On m’avait une fois demandé si je ne pouvais pas me prêter à ce jeu avec d’autres étrangers pour apporter une touche « internationale », mais je n’étais pas disponible). Ce sont aussi des sakura qui remplissent les fameuses fausses files d’attente devant les nouveaux commerces ou répondent aux micro-trottoirs à la télé.
Mais rassurez-vous, chez Aitsuki, ils n’ont pas eu besoin de ce genre de subterfuge !
Si vos genoux sont encore traumatisés par le souvenir de longues soirées en izakaya, assis à l’étroit en seiza sur les tatamis, ici pas de crainte ! Vous pouvez étendre vos jambes sous les tables basses. On appelle ce système horigotatsu (堀ごたつ), mais quelqu’un sur Twitter l’avait très pertinemment rebaptisé « gaijin hole ». En effet, je suis bien souvent la seule à profiter des bénéfices de l’espace creusé sous ce type de table, les Japonais restant la plupart du temps assis en tailleur autour.
Miiko et Take, les patrons
Une fille nature-peinture, pleine de caractère mais adorable.
Un garçon beaucoup plus discret.
Je connais Miiko et Take depuis environ 7 ans. À l’époque, quand on me les avait présentés, ils habitaient encore à Tokyo, dans le quartier de Naka-Meguro, où ils m’avaient accueillie pendant 4 ou 5 jours. Ils travaillaient alors tous les 2 dans une soba-ya et rêvaient de venir s’installer à Hiroshima, d’où Miiko est originaire (lui est né et a toujours vécu à Tokyo), pour ouvrir leur propre restaurant. Ils ont déménagé il y a maintenant 2 ans, travaillant d’abord dans divers lieux, comme Arai-ya, et ils réalisent aujourd’hui enfin leur rêve.
Ils ont d’ailleurs donné leur propre nom de famille (orthographié à moitié en hiragana) à leur restaurant. C’est un peu leur enfant après tout.
La décoration
Pour la déco, ils ont fait appel à un ami concepteur d’espace à qui ils ont demandé de créer un lieu sobre, sombre, noir mais chaleureux, faisant la part belle aux matériaux naturels comme le bois. Et je crois que le pari est réussi. Des amis français, qui me rendaient visite récemment, ont immédiatement décrit l’endroit comme « une petite cabane où l’on se sent protégé, comme chez soi, tout en étant très classe ». La vaisselle est elle aussi choisie avec soin : brute, sobre, dans un esprit wabi-sabi, comme vous le verrez dans la partie où je présente quelques uns des mets servis chez Aitsuki.
Open kitchen
Les open-kitchen (ou cuisine ouverte) sont très répandues au Japon. Je m’étais toujours demandé si ce n’était pas gênant pour les cuistos de se sentir observé en permanence et en effet, ce n’est pas au goût de tous. Le propriétaire du resto de mon copain a opté pour une cuisine fermée, afin d’avoir un peu de tranquillité (et aussi pouvoir se mettre les doigts dans le nez peinard..)
La cuisine chez Aitsuki
C’est une cuisine de type washoku (和食 cuisine 100% japonaise). Ne vous attendez pas à un menu de 10 pages accompagné de photos comme dans les chaines d’izakaya, on ne vous présentera ici qu’une ardoise avec un choix limité de plats. Ils sélectionnent leurs ingrédients avec soin et peuvent citer la région dans laquelle ils sont produits si on le leur demande, mais la plupart sont locaux. Des produits de la mer, des légumes, un peu de viande, des tempuras, du tofu.. des choses simples et plutôt saines.
J’imagine qu’on peut en manger dans d’autres régions, mais l’anago (congre, ou anguille de mer) reste un symbole phare de la région de la Mer intérieure de Seto (ou Setonaikai 瀬戸内海). C’est notamment l’une des spécialités de Miyajima, où il est servit en Anago-meshi (j’en parle ici).
Je ne suis pas toujours fan de seiche crue (je déteste quand il faut mastiquer des heures), mais celle qu’ils proposent est ultra fondante.
Lorsque je suis venue manger avec mes amis français – la dégustation enthousiaste de saké y étant sûrement pour quelque chose – on s’est lancé dans un concours d’attrapage de petits champignons gluants sans queue à la baguette (des shimeji je pense).
Les soba pour terminer (へぎそば hegi soba)
Même s’ils n’ont pas ouvert une soba-ya comme ils comptaient le faire lorsque leur projet s’esquissait encore, Take et Miiko ne pouvaient ouvrir un restaurant sans servir ces délicieuses nouilles de sarrasin qu’ils adorent et ont toujours souhaité faire découvrir un peu plus aux habitants d’Hiroshima (oui, c’est beaucoup moins commun ici qu’à Tokyo ou Kyoto).
Ils proposent donc des hegi soba, soba originaires de la région de Niigata, région réputée pour la pureté de son eau, et donc de son riz, de son saké et de ses soba dont la qualité dépend en grande partie de l’eau utilisée. Les hegi soba sont reconnaissables à cette présentation en nids. Mais ce qui fait leur particularité est leur incroyable élasticité. En effet, de l’algue funori (布海苔), également utilisée dans le textile, entre dans leur composition. Le mot « hegi » désigne simplement le plat dans lequel elles sont servies.
On les déguste froides, trempées dans un bouillon (tsuyu, à base de dashi, sauce soja et mirin) agrémenté de negi (ciboulette japonaise) et wasabi. On ajoute à la fin du repas l’eau de cuisson chaude des nouilles (réputée pour ses vertus thérapeutiques) aux restes de bouillon, et on peut le boire comme une soupe (cela se fait aussi avec les soba ordinaires).
Aitsuki propose entre autres, sur leur carte des alcools, une sélection de sakés de la région d’Hiroshima (Kamotsuru) et de Niigata.
Les cadeaux d’ouvertures et anniversaires 開店祝い kaiten iwai
Les gens d’Hiroshima n’ont su me dire avec certitude jusqu’où cette coutume s’étendait, mais tout le monde semblait s’accorder sur le fait que c’était une pratique spécifique à la ville.
Si vous vous rendez dans un bar ou un restaurant quelques temps après son ouverture, son anniversaire ou celui de son propriétaire, vous verrez les murs recouverts de ce type de papiers.
Il s’agit de nafuda (名札), papiers sur lesquels sont inscrits le nom des entreprises (le plus souvent) ou particuliers, ayant fait don d’une caisse de 24 bières (d’une valeur de 5200¥).
En plus du nom apparaissent les mots 御祝 (o-iwai : célébration, congratulation) ou 祝開店 (iwai-kaiten : félicitation pour l’ouverture), et l’illustration d’une corde nouée que l’on appelle mizuhiki (水引 ).
Selon le type d’évènement que l’on célèbre, la corde n’est pas nouée de la même manière. Je vous avais déjà présenté celle qui orne les enveloppes de don d’argent de mariage (祝儀袋 shuugibukuro) dans cet article. Ici, les boucles du nœud pointent vers le haut, ce qui signifie que l’on fête un évènement qui pourra se reproduire plusieurs fois (un anniversaire). Mais dans le cas d’un mariage, elles pointent vers le bas, puisqu’en principe on n’est censé se marier qu’une fois.
Comment ça marche ?
Il suffit de se rendre dans un magasin d’alcool proposant un service de livraison. On paye et ils s’occupent de la calligraphie du nafuda et de l’expédition de la caisse de bière au restaurant.
Si le restaurant en question ne se sert pas des bières pour les vendre à ses clients, il peut rapporter la caisse au magasin d’alcool contre remboursement. La somme correspondant aux frais de livraisons reste dans la poche du magasin.
Le nafuda restera affiché aux murs entre 1 et 3 semaines. Même si on m’a assuré que le but n’était pas pour les donateurs de se faire de la publicité, mais qu’il fallait plutôt voir cela du point de vue du propriétaire du restau, comme une marques de gratitude à l’égard de ses clients, j’ai quand même observé, sur les sites des magasins proposant ce service, qu’ils insistaient sur le fait que ce type de cadeau permettait une visibilité de son propre commerce. Mais en effet, les particuliers n’ont aucun bénéfice à tirer de l’affichage de leur nom sur les murs du restau qui ouvre.
Cela vous rappelle peut-être d’ailleurs ce que l’on peut voir dans les sanctuaires shinto où le nom des donateurs ainsi que la somme offerte sont gravés sur des stèles ou des torii comme au Fushimi Inari de Kyoto par exemple.
On peut aussi choisir d’offrir d’autres types d’alcools.
Ou bien encore des fleurs, les cadeaux les plus onéreux (jusqu’à 100.000¥ !) qui seront alors placés devant l’établissement. Cette pratique n’est cependant pas particulière à Hiroshima. Les fleuristes proposent différents types de bouquets et arrangements floraux selon qu’il s’agit d’un restaurant, d’un bureau, d’un hôpital, d’une boutique ou bien encore d’un pachinko.
Et à Tokyo, comment ça se passe ?
D’après ce que l’on m’a expliqué, lorsqu’un restaurant à Tokyo célèbre son anniversaire, le propriétaire considère qu’il le fait avant tout pour remercier ses clients fidèles, et non pour recevoir les félicitations de ces derniers. L’évènement se passe donc souvent en dehors de l’établissement (fermé ce jour-là), dans une salle de réception d’hôtel par exemple, et seuls les clients réguliers sont conviés. D’ailleurs, si vous avez vous-même eu l’occasion de vous rendre à l’une de ces soirées ou si vous en savez plus, racontez-nous ça en commentaire, ça peut être intéressant !
Les restaurateurs d’Hiroshima au courant de cette pratique, trouvent celle-ci bien plus classe et moins contraignante. Ils reprochent d’ailleurs aux marchands d’alcool de la ville d’avoir imposé leurs règles et d’avoir pris le monopole des célébrations d’anniversaires de commerces, mais c’est une telle institution, qu’il faudra certainement du temps avant que les choses changent ou évoluent.
En attendant, vous pouvez aller vous régaler chez Aitsuki dont voici l’adresse:
Aitsuki : Gold Kankō Bldg, 7-3 Nagarekawa-chō, Naka-ku – Tél: 080-3251-1221
(lorsque vous vous trouvez sur l’avenue Nagarekawa, c’est quasiment en face du conbini Sankus, à droite du restaurant de ramen, au fond d’une petite allée.)
Commentaires récents