Je vous emmène aujourd’hui dans un lieu assez unique, de ceux que l’on montre assez rarement, il me semble, sur les blogs consacrés au Japon.
Il s’agit d’un grand ensemble de logements sociaux situé à Hiroshima. Le premier de ce genre et de cette taille construit au Japon, entre 1969 et 1978. Et son concept n’est pas sans rappeler la Cité Radieuse du Corbusier.
Mais je donnerai plus d’explications en fin d’article. Je préfère d’abord vous plonger dans l’atmosphère du lieu en photo.
Une cité HLM habituelle à première vue
Cette cité a été prévue pour loger environ 11000 personnes, mais il n’en reste actuellement plus que 3000.
A priori, un grand ensemble de tours lugubres similaire à ceux que l’on construisait en France des années 50 aux années 70 (contrairement à nos pays voisins).
Mais ça peut être intéressant de voir comment ces lieux sont conçus et gérés au Japon. Une autre différence de taille, c’est qu’il se situe en plein cœur de la ville et non en banlieue comme c’est souvent le cas chez nous.
Et lorsqu’on s’approche un peu…
On découvre une ville dans la ville, étrangement peuplée.
Bien que les enfants soient de moins en moins nombreux à Motomachi, la cité abrite toujours une crèche, une école maternelle, une école primaire et un centre aéré. Les équipements des aires de jeux ne semblent guère avoir été rénovés ni entretenus depuis les années 70.
Le centre commercial couvert
A son heure de gloire, les 200 locaux des allées couvertes de ce centre commercial étaient tous occupés. 75% avaient déjà disparus en 2012. C’est ce qu’on appelle le phénomène Shutter Dori, décrit dans cet article.
Bien que les lieux soient devenus quasiment déserts, on ressent toujours l’esprit de communauté. Tout le monde semble se connaître, les gens s’interpellent, se saluent, et tapent la causette dans les allées, un peu comme dans un village.
Les gens de la cité sont très accueillants et vous disent naturellement bonjour. Lorsque nous nous promenions avec Joranne et son amie, un pépé nous a abordé et est venu nous donner des explications sur ces photos (de vieilles célébrités japonaises, dont Hiroki Matsukata, qui a joué dans de nombreux films de yakuza, notamment Battles without Honor and Humanity, (仁義なき戦い) consacré aux gangs de Kure et Hiroshima).
Il nous a montré qui était encore vivant, qui était mort, lesquels avaient à peu près son âge, ou plus, ou moins (une obsession au Japon). Et c’est seulement après cette petite conversation impromptue (et en japonais) qu’ils nous a demandé si nous étions étrangères.
On trouve principalement des boutiques d’import de produits chinois et coréens, des coiffeurs surannées, des cafés et restaurants (yakiniku extrêmement bon marché, okonomiyaki, kissaten, snacks bars…), une laverie automatique, un supermarché.
Ça m’a immédiatement rappelé les courses avec ma grand-mère dans les années 80 !
Le marché couvert et l’espace d’expo
Dans ce lieu (le local d’une ancienne boutique de produits de beauté) est affichée une expo de vieilles photos des résidents, organisée par le M98, en charge du Motomachi Project visant à revitaliser la cité.
Bien que la cité soit située en plein centre ville, lorsqu’on se promène dans Motomachi, on a l’impression d’un espace hors du temps, loin de tout, où les résidents vivraient en autarcie, comme à une autre époque.
Les lieux communs sont jonchés de bibelots et décorations vieillottes et kitsch, mais aussi de plantes, bien entretenues.
Le centre coopératif (生協センター)
Un joyeux foutoir règne partout, et bien que les résidents soient de moins en moins nombreux, on sent clairement la présence et l’activité humaine.
On ne sait pas quoi appartient à qui. Tout semble être mis à disposition des résidents.
Là où les gens vivent
Certains appartements ont été rénovés, mais d’autres semblent vraiment vétustes.
La population qui vit là est en général assez pauvre. Elle est en grande partie composée de personnes âgées (40%), d’handicapés, d’orphelins japonais rapatriés de Chine, d’immigrés principalement Chinois, Sud et Nord Coréens (ne parlant pas toujours japonais) et en 2010 on comptait encore 684 hibakusha (survivants de la bombe).
Un arbre hibakujumoku (ayant résisté à la bombe), le plus grand d’Hiroshima, se trouve d’ailleurs dans l’enceinte du quartier : il s’agit d’un camphrier de 30m.
J’expliquerai l’histoire de cette cité en fin d’article.
Là aussi, à chaque étage, les habitants s’étalent jusque dans les couloirs. On trouve des vélos, des meubles, des plantes, des petits espaces de bricolage, des débarras.
Les habitants qui déménagent ou sont relogés ailleurs laissent souvent des mots à l’attention de leurs voisins. Chose qui ne se fait certainement plus dans les résidences plus modernes.
A partir de 2013, lorsque s’est mis en en place le projet de revitalisation du quartier, on a créé des jardins potagers où l’on plante notamment des patates douces et des citrouilles, et installé des ruches d’abeilles sur les toits des immeubles.
Les jardins des habitants de cette section de 17 bâtiments et 930 logements sont eux aussi parfois très luxuriants.
C’est également ici qu’on trouve les immeubles « Star House »* dont je n’ai pas de photo malheureusement. Mais en voici.
* Trop vétustes, elles ont malheureusement été démolies
Les étages pairs et impairs ne sont pas agencés de la même manière. Ce sont de véritables dédales avec différents niveaux de hauteur et des impasses.
Les commerces extérieurs
Outre les commerces et équipements éducatifs, on trouve aussi un sento (bain public), un koban (petit poste de police), un bureau de poste et une caserne de pompiers.
Les origines de la cité Motomachi
Le bidonville de la bombe
En 1946, un an après le largage de la bombe atomique sur Hiroshima, de nombreux habitants se trouvent encore sans logement. On construit à Motomachi (entre le château d’Hiroshima et la rivière Otagawa) 1815 maisons en urgence pour les reloger.
Mais dès 1947, la construction de logements illégaux faits de taule ondulée et de matériaux de récupération démarre. Il s’agit au début d’habitants du quartier, mais très vite, les résidents chassés d’autres quartiers que l’on redéveloppe s’amassent.
En 1960, on compte déjà plus de 900 baraques construites illégalement. Les incendies sont fréquents et le travail des pompiers rendu difficile à cause de l’étroitesse des ruelles qui sont de véritables labyrinthes.
C’est en 1965, dans le journal Chugoku Shimbun, que le quartier est nommé pour la première fois « Genbaku Slum » (原爆スラム Bidonville de la bombe). Aujourd’hui encore, il arrive qu’on l’appelle « ghetto ».
Dès 1956, des projets visant à redévelopper la zone voient le jour mais les habitants s’y opposent farouchement et les désaccords entre la ville et la préfecture retardent leur mise en place.
De 1955 à 1968, 930 logements sont construits, mais il reste encore 2600 baraques illégales. Il faudra attendre 1974 pour que tous les logements de fortunes, qui s’étendaient à une époque jusqu’aux abords de l’ancien stade de baseball, soient entièrement détruits.
Construction du complexe Motomachi
En 1969, le plan est finalement accepté et les travaux démarrent en avril. C’est l’architecte Masato Otaka, issu du courant du Métabolisme qui est choisi. Il est fortement influencé par Le Corbusier et ses Unités d’Habitation, comme La Cité Radieuse de Marseille (construite entre 1945 et 1952).
Comme la Cité Radieuse, le complexe Motomachi est conçu telle une cité autonome, avec ses commerces, ses établissements scolaires, des toits terrasses, et les deux structures reposent sur des pilotis.
En 1978, 2964 appartements sont prêts.
Les bâtiments ont été construits en tenant compte de la luminosité et de l’ensoleillement, mais on a également veillé à maintenir une belle vue sur le paysage. En effet, côté château d’Hiroshima, les bâtiments sont moins élevés que du côté du parking à bus.
L’image du lieu et ses problèmes
Tout n’est pourtant pas rose dans cette cité. Le vieillissement de la population et l’isolement se fait ressentir encore plus durement que dans les autres zones urbaines.
Le lieu se détériore et les appartements trop petits n’attirent plus les familles avec enfants, bien que des efforts de rénovation et l’agrandissement de certains logements regroupés par 2 aient été faits. Les commerces ne sont pas repris et le sentiment de communauté disparaît peu à peu.
La proportion d’étrangers ne parlant pas japonais et ne connaissant pas les coutumes locales augmente.
Le quartier pâtit également d’une image négative, associée à la pauvreté et l’insécurité. L’accès aux terrasses des toits a d’ailleurs été limité pour des problèmes de délinquance.
Il a ces adeptes cependant ! Lors de mes visites, j’y croise souvent des personnes munies d’appareil photo qui me saluent comme si nous faisions partie d’un même club.
Enfin, tout n’est pas perdu, en 2014, un lieu nommé le M98 a ouvert ses portes au cœur du quartier, et en 2015 est né un projet ayant pour objectif de redynamiser les lieux par le biais d’évènements, d’ateliers, de conférences et d’activités artistiques.
Quelques liens
- Grand ensemble en France
- « C’est la faute à Le Corbusier »
- Motomachi Project
- 市営基町高層アパート (Wikipédia)
- Arch-hiroshima
laurent ibanez
décembre 30, 2018
Super article !
merci
Judith Cotelle
décembre 30, 2018
Merci !
Anne-Laure Pigeard
décembre 30, 2018
Un article vraiment intéressant et documenté sur – comme tu le dis – un bout du Japon dont on parle peu !
Merci a toi !
Judith Cotelle
décembre 30, 2018
Merci pour ton commentaire !
YENOOL
décembre 30, 2018
Superbe! Une vraie capsule temporelle qui continue à vivre : merci beaucoup pour ton partage!
Judith Cotelle
décembre 30, 2018
Merci ! Contente de voir que cet article plaît !
Chloe
janvier 08, 2019
Merci pour cet article. C’est très intéressant de voir cet aspect des villes japonaises !
Judith Cotelle
janvier 08, 2019
Merci pour ton commentaire ! 🙂
tetoy
janvier 10, 2019
Au top ton article. C’est un endroit que je n’avais pas entendu parlé. Très agréable d’en apprendre sur ce « petit » quartier 🙂
Judith Cotelle
janvier 11, 2019
Merci !
(en fait, il n’est pas si petit que ça ! je comptais poster une vue aérienne / Google, mais j’ai oublié) et depuis le centre ville il paraît imposant. Tout le monde le remarque !
cjmusashi
janvier 20, 2019
Super article, merci beaucoup 😉
Judith Cotelle
janvier 22, 2019
Merci !
Rill in Japan
janvier 22, 2019
Passionnant !
Je dévore ça avec mon bento et tout le personnel se masse derrière mon écran. hahaha
C’est exactement le Japon que j’aime, celui de la vie courante, pas toujours rose mais tellement rétro.
Merci mille fois !
Mention spéciale pour la carpe en béton et le chat voleur de PQ ! xD
Judith Cotelle
janvier 22, 2019
😀 Merci pour ton commentaire !
Certains trouvent ce quartier glauque, mais moi au contraire j’y ressens une certaine douceur, une certaine chaleur, et j’aime tellement tous les lieux rétro !